ConcertClassic – « Le chant doit être une expression de joie » – Interview Marie-Nicole Lemieux

 

Marie-Nicole Lemieux est une personnalité débordante de vie, d’enthousiasme, d’énergie et de projets. La rencontrer est un plaisir, car elle communique sa joie d’être là aujourd’hui, en ayant pu réaliser son rêve de toujours, celui d’être cantatrice. Après avoir débuté à Paris dans le rôle-titre d’Orlando furioso de Vivaldi, en concert au Théâtre des Champs-Elysées en 2003, elle revient dans cette salle pour l’interpréter cette fois en version scénique, sous le regard de Pierre Audi, du 12 au 22 mars. L’occasion pour nous de faire le point et de lui poser quelques questions brûlantes.

 

Vous ne le savez peut être pas mais il y a trente ans, Orlando furioso était donné pour la première fois à Paris au Théâtre du Châtelet avec dans le rôle-titre Marilyn Horne, héroïne de la production signée Pier Luigi Pizzi. Que vous inspire cette coïncidence ?

Marie-Nicole Lemieux : Ce passé est égoïstement lié à ma propre expérience, puisque j’ai découvert cette célèbre production, dont il existe un DVD capté quelques années plus tard à San Francisco, lorsque j’ai reçu l’offre de participer au concert dirigé par Jean-Christophe Spinosi, alors jeune chef, en 2002 ; je devais tenir le rôle de Bradamante. J’ai donc visionné cet Orlando furioso avec Marilyn Horne, en compagnie de Philippe Jaroussky d’ailleurs, avec lequel j’ai beaucoup ri devant les passages volontairement naïfs de ce spectacle, qui ne craignait pas de représenter l’atmosphère magique propre au baroque.

 

Cette renaissance vivaldienne a débuté en fait quelques années auparavant avec la publication de cet opéra chez Erato avec Horne et Claudio Scimone. Quel regard portez-vous sur ces pionniers qui ont suscité bien des vocations, comme celle de Jean-Christophe Spinosi justement ?

M.N. L. : Pour moi qui ne connaissais Marilyn Horne qu’à travers le répertoire romantique, la Rhapsodie pour contralto de Brahms surtout et l’enregistrement de Carmen avec Bernstein, l’écouter aborder Orlando furioso m’a laissé interloquée : son incroyable technique, son engagement, sa bravoure m’ont saisie et j’ai dû très rapidement m’en détacher de peur de me laisser accaparer. Il est impératif de prendre connaissance de ce qui a été fait avant soi, mais nous devons essayer d’imposer notre marque en tant qu’interprète avec nos qualités et nos défauts. Je ne suis pas Marilyn Horne et il serait stupide de vouloir l’imiter. Sa façon de chanter Rossini m’impressionne, mais ce n’est pas pour cela que je chercherais à reproduire son art si je devais interpréter ce compositeur. Nous ne devons jamais oublier de dire ce que nous sommes au fond de nous.

De nos jours, par manque de culture, la jeune génération oublie le message des aînés. Pour ma part, j’ai toujours été fasciné par le passé et aimé plus que tout le chant. Un jeune artiste doit consommer de la musique, passer des heures à écouter pour apprendre, avoir des repères. Lorsque j’ai découvert au hasard de mes écoutes des voix comme la mienne, cela m’a été très utile, car j’ai pu comprendre les erreurs commises par d’autres avant moi. Nous devons prendre les leçons du passé, admirer et être curieux, sans pour autant devenir prisonnier de ce que l’on a entendu, pour ne pas apparaître comme une pâle copie. J’admire Maureen Forrester, mais je me refuse de reproduire son art. Il faut apprendre le métier et trouver sa place. Être inspiré mais partir de soi, c’est tout le paradoxe !

 

Après avoir interprété Orlando furioso en concert à Paris en 2003 puis en tournée, vous voici de retour au TCE pour une série de représentations scéniques toujours avec Spinosi au pupitre et Pierre Audi à la mise en scène. Qu’aimez-vous le plus exprimer, mettre en avant avec ce personnage inspiré de l’Arioste?

M.N. L. : Ce que j’aime dans ce rôle, c’est ce que j’aime chez Vivaldi, à savoir la grande théâtralité et la grande humanité de sa musique. On y trouve une force, une joie de vivre dans ses airs de bravoure, mais également un amour de la vie, beaucoup d’espérance et de naïveté. Je trouve formidable que la musique soit au service de l’action. A partir du moment où la cassure a lieu dans Orlando, il n’y a plus d’air, seulement des ariosos qui demandent un grand investissement de la part du chanteur. Je me sens bien chez Vivaldi car la fragilité demande une grande implication théâtrale pour lutter contre l’ennui. Sa musique est très exigeante, mais quand tout est mis en place pour qu’elle fonctionne, c’est superbe.

 

Le rôle est musicalement très riche, comporte plusieurs airs de bravoure, des lamenti, une scène de folie, demande une importante présence, un ambitus large, une technique aguerrie, une grande gamme d’émotions. Comment parvenez-vous à maîtriser tous ces paramètres?

M.N. L. : Nous devons gérer tout cela avec le théâtre : le travail fait avec le chef et la répétitrice a beaucoup été dans ce sens, la mise en scène de Pierre Audi étant la confirmation de ce que je pressentais dans mon corps, le mouvement venant compléter l’intention vocale. Nous sommes arrivés à un moment où nous pouvons aller jusqu’au bout de ce que nous avons initié depuis 2003 : il s’agit d’un véritable aboutissement. J’aurai été peiné de me retrouver là sans Spinosi : c’est un formidable cadeau.

 

De quelle manière s’est faite la découverte de votre voix de contralto et comment vous êtes-vous mise à la travailler, à la discipliner ?

M.N. L. : Oh vous savez on discipline davantage la personne que la voix (rires) ! L’important est de « dompter la bête », car on ne peut pas choisir les qualités vocales, nous venons au monde avec un timbre particulier et une tessiture, mais le velouté, la mémoire, le rythme, la prononciation, les nuances ne s’acquièrent qu’avec le travail. Il peut y avoir des instruments merveilleux, mais sans image et des voix plus laides qui créent des mondes ; le travail fait toute la différence. J’ai toujours chanté, je rêvais de faire du classique, car je me sentais portée, élevée et j’ai réalisé très tôt où était ma place. Mon professeur a décelé dans ma voix quelques qualités, mais m’a fait comprendre que je devais travailler sans relâche pour obtenir le meilleur. Souvent ceux qui ont un petit talent se reposent sur cet acquis et ne travaillent plus. Le chant doit être une expression de joie, ce qui expliquent pourquoi les artistes sont exubérants, aiment la vie, mais doivent également apprendre à se gérer et à calmer leurs ardeurs.

 

Le Premier Prix du Concours Reine Elisabeth et le 1er Prix spécifique du lied en 2000, sont à l’origine du lancement de votre carrière. Quels souvenirs gardez-vous de la période qui a précédé cette date. Avez-vous toujours eu confiance?

M.N. L. : Non je n’y pensais pas, c’est terrible mais je ne suis bien que sur scène, autrement je ne suis que doute. Je me souviens qu’au Conservatoire, je décelais le talent des autres, mais le monde était trop vaste pour que le mien s’y épanouisse. Pourtant je me voyais enregistrer un disque avant trente ans, certains signes m’encourageant à penser que je réussirais, même si je n’ai jamais voulu me donner de faux espoirs. J’aime chanter, faire de la musique et suis ravie d’être parvenue à accomplir ce rêve. Il y avait tout de même une bonne étoile sur mon chemin.

 

Comment analysez-vous la décennie qui vient de s’écouler ?

M.N. L. : Je suis contente, contente de tout. Je ne pensais pas que cela viendrait si vite, mais il me reste heureusement tant de choses à accomplir. Je peux aborder aujourd’hui des partitions plus lyriques, en raison de l’évolution naturelle de ma voix et suis heureuse d’avoir des engagements jusqu’en 2015.

 

En terme de répertoire, qu’avez-vous secrètement envie de chanter et pour quelle raison ?

M.N. L. : Tout me tient à cœur : je suis fière que les grandes maisons fassent appel à moi. Je vais chanter avec Daniele Gatti et m’en réjouis. Je me sens honorée qu’il me fasse confiance et m’entraîne avec lui à la Scala avec Falstaff. Le Staatsoper suivra et ce rôle de Quickly est un plaisir total. Il y aura aussi Covent Garden et la Bastille en 2013, Madama Butterfly à Barcelone également en 2013, le Theater an der Wien et des Requiem de Verdi toujours avec le maestro Gatti. Je vais également travailler avec Antonio Pappano : c’est incroyable !

 

Le Canada a donné de grands noms de Raoul Jobin à Jon Vickers, en passant par Maureen Forrester, Teresa Stratas, ou Léopold Simoneau, dont les carrières ont été internationales. Est-il facile d’être connu à l’étranger et reconnu dans son propre pays ?

M.N.L. : Oui. Je suis appréciée chez moi et en suis très heureuse : je suis reconnue dans la rue, je participe à des émissions de télé, je n’aurais jamais pensé que cela soit possible. Je vais même me voir décerner un doctorat honoris causa du Conservatoire de la région où j’ai commencé, ce qui me touche énormément. Je ne sais pas si je le mérite, mais quel bonheur pour mes parents qui m’ont toujours portée, encouragée. Il faut être conscient de la chance que l’on a, car le métier est très difficile et nous sommes souvent très seul.

 

Propos recueillis par François Lesueur, le 21 février 2011

 

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