Lauréate du concours Reine Elisabeth de Belgique en 2000, révélée dans Orlando furioso de Vivaldi, d’abord en concert, puis au disque et enfin à la scène, la contralto Marie-Nicole Lemieux est une des fortes personnalités du monde lyrique. Alors que vient de paraître le disque-florilège La Passion Lemieux (voir brève) et avant son récital parisien ce lundi 10 février, elle nous livre quelques réflexions sur ses projets présents et à venir.
Vous ne faites décidément rien comme tout le monde : vous avez attendu que l’année Verdi soit terminée pour ajouter à votre répertoire un grand rôle verdien, Azucena au prochain Festival de Salzbourg.
En fait, cela s’est décidé au cours de l’année Verdi. En janvier 2013, j’étais à La Scala pour chanter Quickly, et c’est alors que j’ai reçu cette offre. Alors que dans le monde de l’opéra, les contrats sont en général signés très longtemps à l’avance (je sais déjà que je chanterai en 2017 à l’opéra de Zurich, par exemple), les choses fonctionnent un peu différemment pour Salzbourg, ils s’y prennent au maximum deux ans avant. Quand on m’a proposé Le Trouvère, j’ai été rassurée de savoir que Daniele Gatti dirigerait, mais j’ai quand même voulu savoir quels seraient les autres membres du quatuor, parce que je ne voulais pas me retrouver avec des « gueuleux ». Et là, j’ai vu que j’aurais pour partenaires Anna Netrebko et Placido Domingo… De tous les rôles de contralto verdien que je pourrais interpréter, Azucena est sans doute la plus bel-cantiste, avec une partition qui explore aussi bien les aigus que les graves. Jusqu’ici, j’ai beaucoup chanté Quickly, j’ai aussi fait la partie de mezzo dans le Requiem, mais il y a beaucoup de rôles dont je rêve chez Verdi. On m’a proposé Ulrica, mais j’ai différé : comme Quickly, c’est un vrai contralto, mais très large. Avec un air comme « Rè dell’abisso », le danger est de trop ouvrir. Ce serait possible dans un petit théâtre. Amnéris, ce n’est pas pour tout de suite : le rôle est très long, il y a moins d’aigus que dans Azucena, mais c’est très héroïque, il faut soutenir jusqu’au bout. Quant à Eboli, c’est mon rêve. J’espère pouvoir le faire bientôt, c’est beaucoup plus court. Dans « O don fatale », le problème n’est pas le do bémol aigu, le problème c’est de soutenir jusqu’à la fin de l’air ! Enfin, si Azucena se passe bien, on verra.
Votre actualité immédiate, c’est Rossini, avec votre prise de rôle en Tancrède, en mai au Théâtre des Champs-Elysées, salle qui n’a pas toujours eu la main heureuse pour ses reprises de grandes œuvres du début du XIXe siècle, comme La Favorite ou La Vestale.
En fait, Rossini me semble être une bonne préparation pour faire Verdi. Rossini, c’est un baume, un médicament pour la voix. Quand j’ai chanté L’Italienne à Alger, si vous saviez les choses qui se sont débloquées dans ma voix ! Après, j’ai enchaîné avec Falstaff à Covent Garden, et il y avait tellement de choses qui s’ouvrait. Faire du beau avec la voix, ça fait du bien ; ce qui est dangereux, c’est l’exubérance, les couleurs trop osées, mais c’est dans ma personnalité ! Dans Tancrède, il va falloir que je garde une certaine noblesse, mais le chant devra rester libre. L’important, c’est de savoir doser les émotions. Quant au spectacle, je ne peux encore rien vous dire. En tout cas, je me donnerai au maximum pour que ce soit une réussite. Le contrat est signé, donc ça ne servirait à rien de contester les intentions du metteur en scène. Je dois adhérer, sinon ça ne donne rien. Après, avec le recul, je pourrai juger, mais sur le moment, je veux uniquement avoir une attitude constructive. J’y mettrai tout mon cœur. Je sais que je retrouverai Patrizia Ciofi, que j’aime beaucoup. J’ai été son Alisa dans Lucia di Lammermoor à Orange, et j’ai enregistré avec elle le disque Lamenti sous la direction d’Emmanuelle Haïm. Je la crois toujours sur le fil du rasoir, mais derrière sa fragilité apparente, Patrizia a une énorme force sous-jacente. C’est une battante, une vraie musicienne, une personne adorable avec qui j’ai très envie de faire de la musique.
Vous évoquez le risque qu’il y a à laisser parler votre exubérance naturelle. Comment faites-vous pour un rôle comme Geneviève, dans Pelléas et Mélisande ?
J’ai momentanément renoncé à Geneviève : la musique de Debussy est sublime, mais chanter cinq minutes seulement, ça me tue, c’est trop frustrant. Surtout quand on vous demande d’être présente pendant cinq semaines de répétition. Cela dit, la retenue est parfois une chose très positive. Cet été, j’ai fait Suzuki à Barcelone avec Patricia Racette, qui est une grande Butterfly. Nous travaillons toutes deux avec la même intensité. Pour la reprise de leur mise en scène, qui a dix-sept ans mais n’a pas pris une ride, Patrice Caurier et Moshe Leiser me demandaient de rester constamment tête baissée ; tout devait passer dans le regard, dans les épaules. Plus le jeu est sobre, plus il est essentiel d’avoir une présence forte. En même temps, c’est intéressant de ne pas être soi-même sur scène, d’explorer des rôles très différents de votre nature. J’aime les rôles de méchante : dans le magnifique Triptyque de Puccini monté par Damiano Michieletto au Theater An Der Wien en octobre 2012, j’étais la Zita et la Zia Principessa : j’étais horrible, et c’était drôle. A la fin de Suor Angelica, je sortais en larmes tous les soirs. Pour Geneviève, j’y reviendrai quand je serai plus âgée. C’est comme la Première Prieure dans Dialogues des carmélites : ce sera mon capital-retraite, pour le moment je suis encore jeune pour mourir pendant vingt minutes, j’ai tout mon temps. .
Vous avez chanté et enregistré avec votre compatriote Karina Gauvin, mais contrairement à elle, votre répertoire ne se borne pas à la musique baroque, qui vous a révélée.
Le monde des sopranos est très cruel, il y règne une concurrence féroce, et les metteurs en scène sont sans pitié avec elles. De nos jours, on exige des gens qui ont une silhouette de mannequin et souvent, en scène, on se retrouve avec des chanteuses qui ont le corps, mais pas la voix du personnage. Karina se sent un peu confinée dans un répertoire, alors qu’elle serait une mozartienne incroyable. C’est une comtesse formidable, merveilleuse. Je l’ai entendue être une Suzanne sublime, une vraie soubrette de Watteau. Elle pourrait aussi chanter Rossini, elle a l’agilité, la souplesse, la rondeur vocale nécessaires. Je suis bien contente de ne pas être soprano, car pour une contralto, le problème ne se pose pas de la même façon. Et puis je suis grande, j’ai une personnalité différente. Malgré tout, il y a des rôles qu’on ne me propose pas à cause de mon physique. Valérie Chevalier a été la première à me confier un rôle d’homme. Et c’est grâce à Michel Franck que j’ai pu être l’Orlando de Vivaldi en version scénique : dans un autre théâtre, on pensait que je serais incapable de tenir ce rôle sur scène. Il y a vraiment des gens qui manquent d’imagination ! Heureusement Pierre Audi m’a fait confiance, il m’a donné la possibilité d’interpréter un rôle écrasant et de réaliser une vraie performance. Beaucoup de gens ne m’ont pas reconnue : à l’entracte, des spectateurs venaient demander si j’étais malade, ils m’avaient prise pour un homme, pour un contre-ténor !
Qu’en est-il du répertoire français, celui que vous interprétez sur le disque Ne me refuse pas ?
Ça va venir, mais je n’ai pas vraiment le droit d’en parler pour le moment. Enfin, il y a un rôle qui me tient énormément à cœur, et que je me réjouis de pouvoir interpréter, deux fois, dans un avenir proche : Dalila, un personnage fascinant. Elle joue un double-jeu avec Samson, même si je pense qu’elle l’aime quand même. En tout cas, elle aime le voir souffrir ! Elle est complexe, comme toute femme, mais ses airs sont de véritables bonbons : la ligne musicale de « Printemps qui commence » est d’une telle sensualité… J’aimerais aussi beaucoup chanter La Favorite sur scène, j’aimerais faire Mignon, et surtout Werther. Charlotte est un rôle magnifique, c’est une femme qui a dû devenir une mère pour ses frères et sœurs, et qui est soumise à un dilemme terrible. Quant à savoir s’il faut une soprano ou une mezzo pour l’interpréter, peu importe au fond : ce qui compte, c’est que l’on comprenne le texte et que l’on soit touché. Massenet écrit toutes les nuances, donc quand on fait ce qu’il demande et qu’on y met du cœur, c’est le principal. Encore faut-il savoir articuler. Les Carmen qui ne savent pas prononcer leur texte, ça me met hors de moi. On m’avait proposé Carmen, mais le projet a été abandonné pour des raisons budgétaires. Je dois dire que ce n’est pas une priorité pour moi : cette œuvre est tellement connue qu’il faudrait vraiment que je trouve le metteur en scène idéal, qui apporte du nouveau. Si je fais Carmen, je ne voudrais pas être un cliché sur pattes. Il faudrait trouver le ton juste, et si on me propose une approche qui me convainc, je me donnerai à fond.
Au Canada, vous avez même participé à la création d’une œuvre écrite spécialement pour vous, Lettres de Madame Roy à sa fille Gabrielle.
C’est une œuvre très touchante, que je considère comme un cadeau de la vie. Gabrielle Roy est un de nos plus grands écrivains canadiens de langue française, c’est mon auteur préféré, il faut lire Bonheur d’occasion (Prix Femina 1945) ou son autobiographie posthume, La Détresse et l’enchantement. Michel Tremblay a imaginé une série de lettres écrite à Gabrielle Roy par sa mère, et je ne connais personne d’autre qui aurait aussi bien su décrire la relation maternelle. Il a su trouver des mots que ma mère pourrait m’adresser, à tel point que c’en est déroutant. André Gagnon a mis ces textes en musique de façon très mélodique, ce pourrait être des chansons hollywoodiennes des années 1920. C’est très beau, très bien écrit pour la voix. Et quand je chante ce cycle, je suis une mère qui parle à sa fille, mais j’ai l’impression d’être la fille qui lit les lettres. Il y a une mélodie qui parle admirablement de l’hiver, j’en ai la gorge nouée, et à la dernière, il m’est arrivé de pleurer en scène comme un bébé, tout le public braillait. Nous avons eu au Québec le prix du spectacle de l’année, et l’enregistrement est sorti chez Audiogram.
A propos de disque, vous êtes en France pour un nouvel enregistrement ?
Là non plus, je ne peux pas en dire trop ! Enfin, il s’agira d’un récital de mélodies, avec Roger Vignoles au piano et par un quatuor à cordes. Je n’aime pas la salade mélangée, je voulais trouver un thème. Beaucoup de compositeurs me tentaient, et je me suis finalement focalisée sur la fin-de-siècle, pour un portrait de la musique européenne entre 1890 et 1900. Il y aura des mélodies russes, allemandes, belges et françaises. L’enregistrement aura lieu fin février et le disque sortira dans un an, en même temps qu’une grande tournée européenne, où je reprendrai le programme du disque, plus du Brahms ou les airs enregistrés sur mon disque Heure exquise. A Vienne, par exemple, ils me veulent dans la mélodie française.
On a souvent l’impression que les artistes québécois chantent mieux le français que leurs homologues natifs de l’hexagone, qu’en pensez-vous ?
Je suis d’accord, et cela vient simplement de ce que nous, nous ouvrons la bouche. Chez vous, en France, les grandes et belles voix viennent souvent du sud, ce sont des gens qui ont déjà un accent un peu chantant (je pense à Ludovic Tézier, à Stéphane Degout) ; dans la moitié nord du pays, vous gardez la bouche très fermée, avec des voyelles extrêmement serrées, le i notamment. Vous avez des voyelles très claires quand vous parlez, mais en chant il n’y a rien de fixe, de clair. Quand une forme est trop précise, le son est écrasé. Pour chanter, il faut maintenir un équilibre entre le clair et l’obscur. Quand nous chantons, il y a comme une gaine qui se forme ; nous pouvons chanter sans notre accent québécois, mais avec la bouche ouverte. Il ne faut avoir les mêmes oreilles quand on parle et quand on chante. Il y a des gens qui veulent qu’on grasseye le R en chantant, je n’aime pas trop ça. J’aimerais beaucoup avoir le R de Suzanne Danco, une immense chanteuse, qui avait de sublimes couleurs de voyelles. C’est ça que je cherche à imiter. En fait, c’est une question d’imagination sonore !
Propos recueillis par Laurent Bury le 29 janvier 2014